Repas au café Casati
Facture - 14 juillet 1881
773W/1

Lire une facture. Cela mérite-t-il vraiment un article ? Plus qu’on ne le croit ! Car bien souvent, à y regarder de plus près, plusieurs niveaux de lecture se dessinent… L’occasion de découvertes inattendues.
En l’occurrence, le document choisi est une facture du Café Casati, 8 rue de Lyon, datée du 14 juillet 1881 et adressée aux membres du Conseil municipal de Lyon (1). Manifestement, les conseillers municipaux lyonnais ont célébré la fête nationale au restaurant… et en musique !
Qui dit facture dit chiffres. Et cette facture en évoque plus qu’il n’y paraît.
Le premier angle de lecture, évident, s’intéresse directement à ce pour quoi le document a été produit. Une facture est un état détaillé de la nature, de la qualité et du prix des marchandises vendues, des services fournis (2).
Et à ce niveau-là de lecture, il faut bien reconnaître que ce que nous dit le document est assez drôle. 36 convives ont consommé :
- 46 bouteilles de vin,
- 11 bouteilles de champagne,
- 38 digestifs (qui en a bu deux ?),
- 65 cigares
- 6 pipes.
Quelle consommation !!!! Autres temps, autres mœurs…
36 convives ? Soit 36 conseillers municipaux ?
Le Conseil municipal de Lyon compte en effet 36 membres depuis la loi du 5 mars 1855. Et en 1881, il est renouvelé dans son intégralité. Les membres élus les 9 et 16 janvier ont été installés le 20 janvier. C’est par décret présidentiel du 23 avril que leur président, Antoine Gailleton, a été nommé maire. Il a été installé dans ses fonctions 3 jours plus tard.
En juillet 1881, le Conseil municipal de Lyon est donc bien composé de 36 membres (3) : 23 conseillers, 12 adjoints et 1 maire (4). C’est la loi municipale de 1884 qui a porté le nombre de conseillers à 54.
Arrêtons-nous justement un instant sur cette date du 14 juillet 1881.Ce repas célèbre-t-il seulement la toute jeune fête nationale (5)? Peut-être pas…
Il marque sans doute aussi le début du mandat du Docteur Gailleton. Antoine Gailleton n’est pas un novice de la politique : il est alors déjà engagé dans la vie publique lyonnaise depuis plus de 10 ans (6). Mais c’est la première fois qu’il accède à la fonction de maire.
Et être maire, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est historique ! En effet, depuis 1852 et la réunion des faubourgs de La Guillotière, La Croix-Rousse et Vaise à la Ville de Lyon, c’est le préfet qui administre la Ville. Les conseillers municipaux élus sont supprimés et le Conseil municipal est remplacé par une commission dont le président est désigné par le président de la République. C’est avec la loi du 21 avril 1881 restituant à la Ville de Lyon ses droits municipaux et rétablissant sa mairie centrale que Lyon retrouve un maire (7).
Ce 14 juillet 1881 marque donc la convergence de trois événements politiques. L’occasion de se rincer le corgnolon (8) était toute trouvée !
1835
C’est, paraît-il, l’un des endroits les plus en vue de Lyon au milieu du XIXe siècle. La Vie Lyonnaise, dans son édition du 24 octobre 1868 (9), affirme que « l’origine du café Casati se perd dans la nuit des temps » (10).
L’essor de la fabrication de chocolat à Lyon remonterait à l’arrivée de Pietro Casati en France (11) (à la fin du XVIIIe siècle ?).
En 1813, la famille Casati compte déjà 4 établissements dans Lyon (12) :
- Pierre Casati, chocolatier, 25 rue du Bât-d’Argent,
- Joseph Casati, cafetier, 1 place des Terreaux,
- J-M. Casati, cafetier, 2 place du Lycée,
- Jean-Antoine Casati, fabricant de chocolat, rue de l’Âne.
Isaac Casati, chocolatier, apparaît dans les indicateurs en 1835 (13) au 12 rue du Bât d’Argent.
A la faveur du percement de la rue Impériale au milieu du XIXe siècle, il installe au n° 8 un café-restaurant « qui passe […] pour un des établissements les plus confortables et les plus aristocratiques de Lyon” (14).C’est ce haut-lieu où se retrouve la bonne société lyonnaise que choisit le Conseil municipal pour ce repas du 14 juillet 1881.C’est aussi celui-ci qui est visé par les violences anti-italiennes suite à l’assassinat à Lyon en 1894 du Président Sadi Carnot, ce qui n’a pas empêché l’enseigne de perdurer tout au long du XXe siècle…
Mais revenons un instant sur l’adresse, rue de Lyon. En 1881, elle n’existe pas !
À l’origine de la voie, il s’agit de la rue Impériale. Ouverte en 1854, elle est ainsi nommée en l’honneur de Napoléon III par le préfet Vaïsse dans son rapport au Conseil municipal présenté en séance du 17 janvier 1854 (15).
Il semblerait que le nom de « rue de Lyon » lui ait ensuite été donné en 1870 ou 1871 (16).
Puis c’est en 1878 que cette voie est dénommée « rue de la République », nom qu’elle porte encore aujourd’hui (17).
Nous sommes donc en présence d’une anomalie : la rue de Lyon en 1881 ? Ce devrait être la rue de la République… Tout laisse donc à penser que nous sommes en présence d’un vieux stock d’imprimés que l’établissement a continué d’utiliser bien que périmé…
Un autre angle de lecture peut aborder la dimension comptable, évidemment très forte dans le cas d’une facture. Le total de cette facture s’élève à 419,35 [anciens] francs. Cela équivaut à environ 1 650 euros actuels (18), ce qui revient à 45 € par personne. Le montant semble en avoir été acquitté le 12 novembre, soit 4 mois après l’établissement de la facture ! En atteste la mention portée sur le timbre de quittances, timbre fiscal taxant les paiements.
10 (ans de durée de conservation administrative)
Ce document peut enfin être lu à travers le prisme archivistique. Il nous permet en effet d’évoquer la diplomatique, science auxiliaire de l’histoire visant à l’étude des documents. Enfin, il illustre parfaitement la question récurrente de la sélection des archives. L’archiviste doit-il tout conserver ? Ne rien conserver ? Sur quel(s) critère(s) ? Pendant combien de temps ?
L’arrêté du 31 décembre 1926 portant règlement général des archives communales, l’instruction DAF/DPACI/RES/2009/018 du 28 août 2009 portant Tri et conservation des archives produites par les services communs à l’ensemble des collectivités territoriales (communes, départements et régions) et structures intercommunales, et l’instruction DAF/DPACI/RES/2008/008 du 5 mai 2008 sur la durée d’utilité administrative des documents comptables détenus par les ordonnateurs préconisent une destruction des pièces comptables au bout de 10 ans.
Certes, cette facture n’a plus aujourd’hui d’intérêt ni administratif (la facture a été délivrée et payée) ni juridique (les délais de recours sont échus).Mais est-elle pour autant totalement dénuée de tout intérêt historique ? Si les textes avaient été appliqués, cet article n’aurait jamais vu le jour.
- Issue des archives du Cabinet du Maire pour la mandature du Dr Gailleton (1881-1900) (AML, 773W/1).
- http://www.cnrtl.fr/definition/facture
- Ce nombre est ensuite porté à 54 par la loi municipale de 1884.
- AML, 2574W/1.
- Instituée par la loi Raspail du 6 juillet 1880
- Il aura au total été tour à tour conseiller municipal, président du conseil municipal et maire pendant plusieurs dizaines d’années.
- Bulletin des lois de la République française, n° 614, p. 529 (AML, 2C/400132, vol. 303).
- « Étancher sa soif » en patois lyonnais.
- Page 3
- Mais il ne semblerait pas que cette lignée soit affiliée à celle de Pierre Casati qui construisit en 1743 à Lyon le premier thermomètre à mercure à échelle centésimale…
- Ochandiano (de) (J.-L.), Lyon à l’Italienne, deux siècles de présence dans l’agglomération lyonnaise, Ed. Lieux-Dits, Lyon, 2013, p. 70 (AML, 1C/503754/SAL).
- Indicateur Périsse (AML, 2MI/15).
- Indicateur Lusy (AML, 1C/97).
- La Vie lyonnaise, op. cit., p. 3.
- Délibération du Conseil municipal de Lyon du 17 janvier 1854, vue 39
- Mais aucune source fiable n’a pu être trouvée pour confirmer cette information.
- Délibération du Conseil municipal de Lyon du 13 août 1878, vue 575
- https://www.insee.fr/fr/information/2417794