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Une affiche sur la soie

700 ans des Archives de Lyon - 1620

6FI/273

Affiche - 6FI_273

Une affiche sur la soie ?


Après la charte sapaudine en 1320, le droit de rêve en 1420 et un carnet d’érudit en 1520, la célébration des 700 ans des Archives municipales de Lyon (AML) aborde un aspect quasi mythique de l’identité lyonnaise : la Grande Fabrique de soie.

Le document de 1620 offre un aspect modeste. Il s’agit en effet d’une affiche administrative avec des traces de pliures et des bords un peu abîmés. Elle débute par un long titre : « Bref sommaire des règlements concernant les ouvriers en draps d’or, d’argent et de soie, pour servir d’instruction dans les boutiques desdits ouvriers, tant à eux-mêmes, qu’aux compagnons, apprentis, dévideresses et autres personnes travaillant ou fréquentant ledit art » (1). Le sommaire annoncé est composé de 16 articles, qui ont été « lus et publiés à haute voix, cri public et son de trompe aux deux descentes du pont de Saône, à la part des Changes et de l’Herberie et autres carrefours et lieux accoutumés à faire cris et proclamations en cette dite ville de Lyon ».  Au bas du document sont précisés le nom du crieur public ainsi que la date de son annonce : Anthoine Bigaud le 3 décembre 1620.

 

Bref sommaire des règlements concernant les ouvriers en draps d’or, d’argent et de soie (3/12/1620, 6FI/273).
Bref sommaire des règlements concernant les ouvriers en draps d’or, d’argent et de soie (3/12/1620, 6FI/273).

 

 

 

 

Pour quoi faire ?

Le but est de faire connaître le règlement de 1619, qui établit les règles au sein de la communauté d’arts et de métiers des ouvriers en draps d’or, d’argent et de soie. Ce troisième règlement succède à ceux de 1554 et de 1596, auxquels se réfèrent plusieurs articles. Rappelons que sous l’Ancien Régime, le travailleur indépendant est une rareté, dans l’artisanat comme dans les manufactures. Lyon compte ainsi au XVIIIe siècle 72 communautés d’arts et de métiers (2), avec chacune ses règlements qui précisent les droits et devoirs de ses membres, les différents métiers et statuts, leurs conditions d’accès, l’organisation de la communauté, ses interdits et les sanctions en cas de non-respect des règles.

Afin que le nouveau règlement de 1619 soit connu et respecté, il est demandé dans cette affiche « que chacun maître dudit art tiendra un tableau pendu ou affiché dans la boutique ou ouvroir, auquel seront inscrits les susdits articles, afin qu’aucun n’en puisse prétendre cause d’ignorance ». L’affiche était donc destinée à une large diffusion auprès de l’ensemble des travailleurs de la communauté, maîtres ouvriers en soie, compagnons, apprentis et autres.

L’histoire des règlements de la communauté témoigne de restrictions sans cesse croissantes à la liberté du travail des ouvriers en soie. Celui de 1554, établi peu de temps après les lettres patentes de François Ier qui créent de fait l’industrie de la soie à Lyon, était une simple mesure de police. On y distinguait les maîtres des compagnons sans fixer de conditions d’accès. Une première restriction importante intervient dans le règlement de 1596, qui établit l’obligation de l’apprentissage et du compagnonnage. Le règlement de 1619 durcit encore celui de 1596 : être maître ouvrier en soie, cela se mérite !

Avant de s’établir comme maître, un compagnon doit prouver qu’il a perfectionné son art auprès d’un autre maître : « nul ne travaille qu’il ne soit ouvrier de la qualité requise par les règlements dudit art et qu’il ne puisse lever boutique, qu’il n’ait travaillé cinq ans chez les autres maîtres ». Il en va de même pour les forains, dont certains restaient à Lyon après l’une quatre foires annuelles et travaillaient la soie sans formation. La seule exception concerne les compagnons et les forains qui épousent « une veuve, ou fille de maître ». Le nombre d’apprentis est également restreint pour mieux contrôler le nombre et l’accès à la profession : « que nul maître dudit art ne pourra avoir qu’un apprenti, ou un deuxième, pourvu qu’il soit de ceux de l’Aumône générale. (…) Qu’aucun maître, pour quelque occasion que ce soit, ne pourra remettre ses apprentis à aucun autre maître ».

Les fraudes à la fabrication et à la vente sont elles aussi étroitement surveillées et sévèrement punies. C’est ainsi « que tous les maîtres seront tenus ouvrir leurs maisons, boutiques et lieux où se feront lesdits draps d’or, d’argent et tous les autres ouvrages de soie, aux jurés dudit art ». Les tissus non conformes seront « coupés et confisqués ». Quant à ceux qui « auront dérobé, vendu ou falsifié la soie à eux baillée à œuvrer, ou dévider, [ils] seront punis au corps », ne pourront plus exercer et leurs maîtres devront payer une amende de 100 livres.

Cette surveillance est assurée par les maîtres jurés ou maîtres gardes de la communauté, qui sont désignés ou élus par les maîtres ouvriers pour assurer la comptabilité et la police. Ceux de 1620 sont au nombre de quatre et sont mentionnés au bas de l’affiche : Vincent Hugalis, Jean Henry, Benoist Beaujallin et Anthoine Chieze. Les conflits les plus graves sont réglés devant la justice royale. Depuis 1572, la Sénéchaussée et siège présidial de Lyon sont en effet compétents en dernier ressort contre les ouvriers des draps d’or, d’argent et de soie.

 

La collection

Cette affiche fait partie d’un ensemble de 123 affiches administratives qui ont été extraites du fonds de la Grande Fabrique de soie (3) et recotées dans les différentes collections d’affiches (4). Pendant des années et dans de nombreux services d’archives, il a en effet été d’usage d’extraire des pièces selon leur typologie ou leurs dimensions, afin d’enrichir des collections factices d’affiches, de brochures ou d’éphémères. Cette pratique, qui peut présenter des avantages pour la conservation de ces documents (on peut les ranger par format), s’est avérée préjudiciable quand la cote d’origine n’a pas été conservée : le document extrait perd alors tout élément de contexte qui permettrait de mieux l’analyser.

En l’occurrence, cette affiche de 1620 a conservé le lien avec le dossier dont elle a été extraite. Dans le fonds de la Grande Fabrique de soie, elle provient d’un portefeuille (5) consacré à plusieurs sujets :

  • affaires de la communauté en ordre chronologique : conflits entre les maîtres gardes et la Sénéchaussée ;
  • établissement de maîtres gardes adjoints ;
  • défense du colportage des étoffes ;
  • établissement de Courtiers.

Les AML conservent  près de 13 000 affiches administratives, qui ont été numérisées et sont consultables en ligne.

 

Et en 1620 ?

A beaucoup de points de vue, les débuts du XVIIe siècle apparaissent comme un moment charnière dans l’essor du travail de la soie à Lyon (6). Grâce à la liste des ouvriers en soie établie à la demande du Consulat en 1621 (7), on apprend que la communauté compte alors 716 maîtres travaillant la soie, 238 fils de maîtres, 498 compagnons, 265 apprentis, 51 enfants, soit 1 698 personnes pour un nombre équivalent de métiers. Cela ne représente cependant qu’une minorité de la communauté, à laquelle il faut ajouter la cellule familiale du maître, où vivent sa femme, ses enfants, des servantes et, en dehors de cette cellule, des journaliers. On estime à près de 17 000 le nombre de personnes travaillant la soie dans cette communauté, sans compter les autres métiers de la soie qui dépendent d’autres communautés, comme les teinturiers de soie ou les mouliniers. La croissance est importante depuis le milieu du XVIe siècle, mais on est loin des chiffres atteints aux XVIIIe et XIXe siècles.

Si le titre de l’affiche s’adresse également aux dévideuses, le reste des articles passe sous silence le rôle prépondérant des femmes et leur condition souvent très dure. Depuis le règlement de 1596, les femmes de maîtres n’ont plus le droit de monter sur le métier, mais les épouser sert de passe-droit aux compagnons. Les servantes, qui vivent avec la famille du maître, travaillent durement pour un salaire très bas à tirer des cordes, dévider, ourdir et autres travaux auxiliaires. Elles n’ont aucune perspective d’ascension sociale, contrairement aux apprentis et aux compagnons qui peuvent espérer devenir maîtres.

Les premiers registres de maîtres ouvriers, compagnons et apprentis débutent en 1619 (8). Le règlement de 1619 et l’affiche de 1620 sont donc concomitants des débuts de la Grande Fabrique de Lyon, qui rassemble autant de travailleurs que dans une manufacture tout en conservant un mode artisanal : les ateliers sont en effet répartis entre la rive droite de la Saône (Saint-Georges, Saint-Paul, Pierre-Scize) et la Presqu’île (bas de la Croix-Rousse, Saint-Vincent, Terreaux, Saint-Nizier, Cordeliers, Bellecour). Les maîtres ouvriers vivent dans des immeubles à plusieurs étages, dont les derniers sont occupés par un ou plusieurs métiers afin de profiter du maximum de lumière dans les rues étroites de la ville. L’habitat gagne peu à peu les pentes du Gourguillon, de Saint-Just et de la Grande Côte pour gagner en clarté. Le travail de la soie rythme la vie des quartiers traditionnels, sans être regroupé dans un quartier comme ce sera le cas à partir du XIXe siècle à la Croix-Rousse.

Du côté des métiers utilisés, l’époque est également intermédiaire entre les débuts de la soierie et la mécanisation qui se met en place à partir de la fin du XVIIIe siècle. Les maîtres ouvriers utilisent soit des métiers de plein, qui servent à tisser des étoffes unies, soit des métiers de tire pour les façonnés qui comportent plus ou moins de motifs décoratifs. A partir de 1605, Claude Dangon propose un métier à la grande tire qui permet de multiplier ces motifs. Son innovation, encouragée par des privilèges accordés par le Consulat, provoque quelques résistances dans la communauté. Ce sera aussi le cas des innovations suivantes proposées par Vaucanson et Jacquard.

L’organisation de la communauté évolue peu à peu et l’affiche de 1620 en donne quelques indices. Le maître ouvrier possède son métier et peut travailler et vendre lui-même dans sa boutique, ou bien travailler à façon pour un maître qui lui fournit la matière et revend le tissu une fois façonné. Le 8 août 1619, une ordonnance consulaire précise que « nul ne pourra donner à œuvrer étoffes de soie aux maîtres de l’art s’il n’est maître lui-même » (9). Les maîtres ouvriers protestent contre ces « marchands fabricants ayant des fonds » qui ne tissent pas et les réduisent à la misère. Ils envoient également une requête au Consulat contre l’introduction des soies d’Italie, qui leur font concurrence. Le registre consulaire de 1619 (10) fait état d’un « malaise profond de la manufacture d’étoffes d’or, d’argent et de soie » et de la « situation déplorable des ouvriers de cet art » que l’Aumône générale (11) doit secourir en masse. Dans ces circonstances tendues, l’affiche précise que « défenses sont faites tant aux maîtres, que compagnons dudit art, de ne faire aucune assemblée, pour quelque sujet ou occupation que ce soit, sans permission de Justice, ou du Consulat, à peine d’être déclarés perturbateurs du repos public, et faiseurs de monopoles ».

Le règlement de Colbert en 1667 et celui de 1744 vont consacrer la primauté de ces maîtres fabricants détenteurs de capitaux sur les maîtres ouvriers, poussant peu à peu ces derniers dans une grande dépendance économique et sociale. Les registres d’inscription des maîtres fabricants démarrent en 1668 (12) et signent la mise en œuvre au sein de la communauté d’« une cascade de dépendances » (13) : entre le maître fabricant et le maître ouvrier, entre le maître ouvrier et les compagnons et apprentis, et enfin entre le maître ouvrier et sa famille, les servantes et les journaliers. Les crises à venir sont en germe dès cette époque.

 

Inscription d’Octavio Mey, découvreur du lustrage de la soie, dans le 1er registre d’inscription des maîtres fabricants (1668, HH/617).
Inscription d’Octavio Mey, découvreur du lustrage de la soie, dans le 1er registre d’inscription des maîtres fabricants (1668, HH/617).

 

 

 

L’accaparement du commerce concerne également les courratiers cités dans l’affiche, qui sont chargés d’amener les étrangers dans les magasins des marchands fabricants et chez les marchands de soie. Or très souvent, ces courratiers ou courretiers vendent en direct le tissu façonné. Il faut donc « prendre garde que leur marchandise ne soit portée montrée ou vendue aux lieux interdits, à peine de confiscation (…) et de punition corporelle ». Les travailleurs de la soie se voient donc progressivement soumis à des tarifs imposés par les maîtres fabricants, qui leur fournissent la matière à façonner et revendent les produits finis. Ils sont peu à peu coupés du monde du commerce, sans possibilité de s’enrichir et d’accéder à une bourgeoisie intermédiaire.

Enfin, malgré les privilèges royaux et le soutien du Consulat, la Fabrique de la soie reste soumise aux aléas des matières premières, de la mode et du contexte politique. Lyon commence alors à cultiver des mûriers sur la rive droite de la Saône à la Quarantaine, mais elle reste soumise aux approvisionnements extérieurs, qui peuvent être irréguliers. Les règnes d’Henri IV et de Louis XIII prônent beaucoup moins le faste que les précédents et les suivants, ce qui réduit les débouchés des tissus façonnés. En 1621, 350 métiers sont ainsi inoccupés et mettent au chômage tous ceux qui travaillent dessus. Il arrive que le maître ouvrier soit contraint d’envoyer sa femme et de ses enfants à l’Aumône générale, ou de vendre une partie de son métier. Quant à l’influence de la communauté dans la conduite des affaires de la Ville, elle reste encore modeste. Car si elle désigne bien des maîtres de métiers pour élire les échevins, elle n’a pas encore le poids des quatre premières communautés de la ville que sont les drapiers, merciers, toiliers et épiciers. Leurs maîtres gardes, les seuls à pouvoir s’appeler syndics, sont de riches marchands qui sont fréquemment élus échevins. A leur tête, le prévôt des marchands porte donc bien son nom.

  • 1 - ​AML, cote 6FI/273. Le choix a été fait de moderniser l’orthographe et le vocabulaire dans toutes les citations, afin d’en faciliter la lecture et la compréhension. Même source pour les prochaines citations.
  • 2 - D’après l’article de Maurice Garden cité en bibliographie. 
  • 3 - Cotes HH/500-624, 1619-1791.
  • 4 - En 2Fi et 6Fi, qui ont toutes été numérisées.
  • 5 - Cote HH/501, 1620-1626.
  • 6 - Pour toute cette partie, voir l’ouvrage de Justin Godart et l’article de Maurice Garden, cités en bibliographie.
  • 7 - Cote HH/159.
  • 8 - L’ensemble de ces registres (HH/561-624) est numérisé et consultable en ligne.
  • 9 - Cité par Godart, fonds de la Grande Fabrique de soie. Même origine pour la citation suivante.
  • 10 - Cote BB/155.
  • 11 - L’Aumône générale est créée en 1533 par une assemblée de notables lyonnais pour tenter d’éradiquer la mendicité dans leur ville de Lyon. Elle possède plusieurs établissements en ville. En 1619, l’hospice de la Charité est en cours de construction. 
  • 12 - Cote HH/617.
  • 13 - Voir l’article de Maurice Garden cité en bibliographie.

AML

  • Actes consulaires de 1611.- Contestation entre Claude Dangon et les maîtres ouvriers en soie de la ville, au sujet de la suppression réclamée par eux du privilège qui avait été accordé au premier pour la fabrication des étoffes à la tire (21 avril 1611, BB/147, folio 83). Les registres de délibérations consulaires ont tous été numérisés.
  • Actes consulaires de 1619.- Malaise profond de la manufacture d’étoffes d’or, d’argent et de soie de Lyon 14 mai 1619 (folio 86) ; situation déplorable des ouvriers de cet art, « qui étaient constituez la plupart en telle nécessité et misère, qu’il y en avait déjà plus de six mille qui recevaient distribution de l’Aumône générale » (folio 260) ; tentatives faites par le Consulat pour tirer la Fabrique de cette crise désastreuse (1619, BB/155).
  • Actes consulaires de 1620 (1620, BB/156).
  • Etablissement de la Fabrique : privilèges et règlements (1595-1619, HH/500).
  • Affaires de la communauté en ordre chronologique.- Conflits entre les maîtres gardes et la Sénéchaussée. Etablissement de maîtres gardes adjoints. Défense du colportage des étoffes. Etablissement de Courtiers (1620-1626, HH/501 et 6FI/273).
  • Livre des trois catégories composant la Fabrique : maîtres, compagnons, apprentis (1619-1782, HH/574).
  • Règlements particuliers pour chaque communauté et affaires particulières. – Ouvriers en étoffe d’or, d’argent et de soie : privilèges et règlements. (1467-1667, HH/124-126).
  • Règlements particuliers pour chaque communauté et affaires particulières.- Ouvriers en soie, affaires particulières : rôle des ouvriers en soie de 1575 et 1621 (1575-1712, HH/159).
  • Registre des inscriptions des marchands et maîtres faisant fabriquer des draps d’or, d’argent et soie, commencé en février 1668 (1668-1775, HH/617).
  • Fonds de l'Hospice de la Charité (XVe siècle, 1935, CH) : inventaire en ligne, téléchargeable ou consultable sur le portail européen des Archives.

 

Archives du département du Rhône et de la Métropole de Lyon (ADRML)

  • Sénéchaussée du Lyonnais.- Contrôle des corporations, ouvriers en soie (1620-1766, BP/3622).
  • Douane de Lyon.- Droits royaux sur les soies : tableaux (1540-1713, 5C/6).
  • AML, Fonds de la Grande Fabrique de soie. Registres en ligne : répertoire numérique (1619-1791, HH/561-624).
  • AML, Fonds de la Grande Fabrique de soie. Liste chronologique des affiches administratives et réglementaires (cotes en 2FI et 6FI, 1620-1788).
  • GARDEN Maurice, « Ouvriers et artisans au XVIIIe siècle. L’exemple lyonnais et les problèmes de classification », in Un historien dans la ville, Editons de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 87-112 (cote AML : 1C/8682).
  • GODART Justin, L’Ouvrier en soie. Monographie du tisseur lyonnais. Étude historique, économique et sociale. 1ère partie : La Réglementation du travail (1466-1791), Lyon, Bernoux & Cumin et Paris, Arthur Rousseau, 1899 (cote AML : 1C/1099).