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Une lettre de la Duchess of Cornwall

Correspondance - 10 mai 1932

414W1/22

Recto de la lettre - 647WP/12
Recto de la lettre - 647WP/12
Verso de la lettre - 647WP/12
Verso de la lettre - 647WP/12

2017 : les Archives de Lyon lancent le classement et l’inventaire des archives du Cabinet du maire pour les mandats Gailleton, Augagneur et Herriot.
Les archives de la période Herriot (1905-1957) sont principalement composées de correspondance classée par années. L’année 1932, comme beaucoup d’autres, est classée dans l’ordre alphabétique des correspondants.

Mais entre deux dossiers s’est glissée une feuille. Une lettre en provenance d’Espagne.
Une lettre du 10 mai 1932. Une lettre signée “[?]elly-Christina (of Wales) duchess of Cornwall”.

Quelle que soit cette mystérieuse « amie » d’Édouard Herriot, cette lettre ne peut rester isolée. Elle doit être reclassée. 
Mais où ? À la lettre K comme Kelly ? À la lettre N comme Nelly ? À la lettre W comme Wales ? À la lettre D comme duchess ?? À la lettre C comme Cornwall ???

Rapport d’enquête

  • Attendu que « duchess of Cornwall » se traduit en français par « duchesse de Cornouailles » ;
  • Attendu que c’est un titre de la noblesse britannique ;
  • Attendu que ce titre est porté par l’épouse du duc de Cornouailles ;
  • Attendu que depuis le XIVe siècle le titre de duc de Cornouailles est porté par le fils aîné du souverain ;
  • Attendu qu’en 1932, le titre de duc de Cornouailles est porté depuis 1910 par Édouard, fils du roi Georges V ;
  • Attendu qu’en 1932, Édouard (le duc, pas le maire) n’est pas marié et que par conséquent le titre de duchesse de Cornouailles n’est pas porté ;
  • Vu que le titre de duchesse de Cornouailles n’a en effet pas été porté entre 1910 (quand Marie de Teck le perd en accédant au titre de reine consort au moment où son époux le prince Georges devient le roi Georges V) et 1981 (lorsque Lady Diana Spencer l’obtient par son mariage avec le prince Charles) ;
  • Considérant par conséquent que ce document ne peut être de la main-même de la duchesse de Cornouailles ;
  • Considérant donc que son auteure est une usurpatric e;

J’émets l’avis que cette lettre est l’œuvre… d’une illuminée.

Illuminée… et midinette ?
En dehors de l’idée qu’elle avait peut-être un sérieux penchant pour les hommes prénommés Édouard, sans doute cette femme ne s’est-elle pas identifiée à l’épouse du prince par hasard. À cause de son rang, de son air élégant, de son statut de célibataire et de sa réputation de coureur de jupons, il a facilement pu attirer l’attention du public et attiser les fantasmes féminins. La légende dit d’ailleurs qu’à l’apogée de sa popularité, Édouard a été la célébrité la plus photographiée au monde.

Illuminée… et paranoïaque ?
Cette lettre devient même rocambolesque lorsque son auteure affirme avoir la police à ses trousses sur ordre de sa belle-mère. Si cette femme prétend être l’épouse du prince Édouard, alors sa belle-mère n’est autre que la reine elle-même !

Mais cela ne nous dit toujours pas où classer cette lettre…
Illuminée… peut-être, mais vraiment bien informée sur les événements lyonnais et français.
En effet, la lettre cite à la fois :

  • « le triomphe électoral que vous venez d’obtenir », évoquant la victoire du Cartel des Gauches aux élections législatives des 1er et 8 mai 1932 et l’avènement du Gouvernement « Herriot 3 » ;
  • « les éboulements dont vient de souffrir de nouveau la ville de Lyon », faisant référence à la catastrophe du cours d’Herbouville du 8 mai 1932 (27 morts) ;
  • « l’effondrement de la colline lyonnaise », rappelant la catastrophe de Fourvière en novembre 1930 (40 victimes) ;
  • « la mort de M. Doumer », Président de la République, le 7 mai 1932 (et aux funérailles duquel Édouard Herriot et le prince Édouard ont effectivement pris part le 12 mai).

Une source de perpléxité
Mais revenons à notre lettre : remarquez le point d’interrogation écrit au crayon à papier. Tout est dit. Déjà à l’époque, le lecteur –le chef de cabinet, M. Bourjaillat ? le secrétaire particulier du maire, M. Mandon ?– s’est interrogé au sujet de cette lettre. Sans doute la réponse qui lui fut faite le 14 mai ne fut-elle que formelle et polie.

Au bout de l'enquête
Une rapide recherche sur les prénoms Kelly et Nelly nous a finalement permis de les départager. Il s’avère que le prénom d’origine celte Kelly aurait été, jusque dans les années 1930-1940, exclusivement attribué aux garçons. Notre lettre ne pouvait par conséquent émaner d’une certaine Kelly. Il ne nous restait donc plus qu’à la classer à la lettre N… comme Nelly.
Que de chemins détournés aurons-nous empruntés ! Mais notre problème archivistique de classement est désormais résolu.