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1831-1834, la révolte des Canuts

 

L’apport du fonds Gasparin des Archives municipales de Lyon

Adrien de Gasparin, personnage aujourd’hui peu connu, a tenu un rôle important sous la Monarchie de Juillet, d’abord en tant que préfet à Lyon puis lors de ses fonctions au ministère de l’Intérieur.

Les archives municipales de Lyon conservent sous la cote 4 II treize registres de correspondance de Gasparin, qui a exercé comme préfet du Rhône à partir de la fin novembre 1831 (donc à la fin de la première révolte) jusqu’à 1835.

La correspondance politique qu’il a laissée aurait dû se retrouver dans la série M des Archives départementales et métropolitaines. Pour des raisons partiellement liées au hasard, mais aussi à la volonté de l’ancien préfet, elles ont fini aux archives municipales, dont elles constituent un des fonds les plus intéressants pour la période. Celle-ci a fait l’objet d’une historiographie abondante, que je n’aurai pas la prétention de renouveler ici. Il me semble du moins utile, en tant qu’archiviste, d’attirer l’attention des historiens sur l’intérêt des documents rassemblés dans ces registres. Je rappellerai donc tout d’abord qui était Adrien de Gasparin et quelle fut le rôle de son passage à Lyon, tant pour sa carrière que pour la ville. J’évoquerai ensuite la constitution et la composition du fonds. Je terminerai par quelques pistes de recherche.

 

Vie d’un « philanthrope »

« Partout les sociétés jettent un regard inquiet sur l'état des classes inférieures… »
(Adrien de Gasparin, 1820)


Adrien de Gasparin (1783-1862) est un représentant typique de l’élite qui arrive au pouvoir avec la révolution de Juillet. Il se fait appeler comte de Gasparin, signe d’une volonté de reconnaissance nobiliaire ; par ailleurs, son père, Thomas Augustin Gasparin, fut député à la Convention nationale. Ayant reçu une éducation protestante, il s’intéresse à l’histoire de sa religion. Propriétaire terrien, il se fait agronome et botaniste.

Au moment de son accession aux fonctions préfectorales, on ne peut dire que sa carrière a connu une progression linéaire. Né en 1783, il commence une carrière militaire sous le Consulat. On le trouve à l’armée d’Italie en 1801. Nommé sous-lieutenant en 1803, il voit son rôle de notable confirmé à la fin du régime impérial : il est alors nommé à la présidence des assemblées de canton et d’arrondissement d’Orange.

Contrairement à d’autres notables, Gasparin ne réussit pas sa reconversion à la chute du régime, ou peut-être ne la réussit-il pas, du fait de ses fortes convictions. Pendant la Restauration, il se consacre à ses affaires privées et à ses travaux de recherche, qui sont assez éclectiques. On connaît de lui, en effet, un discours sur la religion réformée et l’église d’Orange (1819), un rapport sur les antiquités d’Orange (1816), un ensemble d’écrits agronomiques, qui font encore sa réputation (2), ainsi qu’un curieux mémoire sur l’économie domestique de la classe ouvrière, rédigé en 1820, dans lequel il démontre arithmétiquement qu’une vie d’économie devrait permettre à tout ouvrier de se constituer un capital pour ses vieux jours, à supposer certes qu’il ne connaisse pas d’accident de parcours (3).

Gasparin est un esprit éclairé, membre ou correspondant de nombreuses sociétés savantes (4). Il correspond avec Ampère. Philanthrope, c’est-à-dire favorable à une version laïcisée de l’exercice de la bienfaisance, il est membre de la société de la morale chrétienne dès la fondation de cette dernière. Il est d’ailleurs proche de membres éminents de cette association, comme François Guizot (5). Cela le conduit à s’engager pour des causes qui lui semblent importantes. Il est hostile à l’esclavage : il fait partie de la société pour l’abolition de l’esclavage dès 1834. Il veut humaniser les prisons, soutenant ainsi la création d’un quartier spécial pour les jeunes détenus à Perrache en 1832. Il a une position défavorable aux aides sociales en tant que telles. Après son passage à Lyon, il est l’auteur d’un rapport au roi sur les hôpitaux, les hospices et les services de bienfaisance, dans lequel il préconise de réduire les dépenses d’aide sociale, qui sont à la fois préjudiciables aux finances publiques et une « puissante excitation à la paresse et à l’imprévoyance. » Cette position se situe dans la lignée du mémoire précité sur les budgets des ménages ouvriers.

Le passage d’Adrien de Gasparin aura été important pour la suite de sa carrière. Depuis août 1830, il avait enchaîné deux postes préfectoraux, dans le mouvement qui avait suivi l’établissement du nouveau régime. D’abord brièvement préfet de la Loire, où il est nommé le 20 août 1830, il passe à la préfecture de l’Isère dès le 30 septembre 1830. Après son passage à Lyon, qui sera l’objet essentiel de mon propos, il devient sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur en 1835, ministre des Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce par intérim en 1839 et enfin ministre de l’Intérieur de 1839 à 1841. Dans ces fonctions, il s’illustre entre autres par son action en vue d’humaniser la surveillance des prisons pour femmes (6).

Après 1841, il n’occupe plus de fonctions ministérielles mais continue de siéger à la chambre des Pairs (7). Il siège dans différentes commissions, tels le conseil supérieur des établissements de bienfaisance en 1841, la commission sur la colonisation de l’Algérie, dont il occupe la vice-présidence à partir de 1842, la commission supérieure des chemins de fer, dont il est membre à partir de 1842.

La révolution de 1848 met un terme provisoire à ses fonctions publiques. Il revient quelques années aux affaires avec l’élection du prince-président, recevant la direction de l’institut national agronomique, où il est nommé en 1851, puis siégeant à la section d’agriculture et d’industrie de l’exposition universelle de 1855, à partir de 1853. Pour le reste, fidèle aux Orléans, il refuse de siéger au Sénat. Dans ses dernières années, il se retire à Orange, où il meurt en 1862.

 

 

 Les insurrections de Lyon

« Le sang français a coulé et nous en sommes désolés, mais… »
(Adolphe Thiers, 11 avril 1834)

 

Carte de Lyon réalisée à la demande d’Adrien de Gasparin et annexée à son rapport du 27 novembre 1832 (AML, 4II/1)
Carte de Lyon réalisée à la demande d’Adrien de Gasparin et annexée à son rapport du 27 novembre 1832 (AML, 4II/1)


Le passage de Gasparin à Lyon a revêtu une certaine importance pour l’histoire de la ville X (8). Celle-ci est alors la deuxième du royaume, avec 134 000 habitants logés dans le cadre étroit de la commune de Lyon et 180 000 dans l’agglomération, qui comprend en outre les communes importantes de la Guillotière, dont le territoire correspond quasiment aux actuels 3e, 6e, 7e et 8e arrondissements, Vaise, qui occupe la partie sud de l’actuel 9e arrondissement, et la Croix-Rousse, qui correspond au 4e arrondissement actuel. C’est une ville industrielle, marquée par le système de la fabrique, qui associe et parfois oppose les fabricants ou négociants aux chefs d’ateliers. Les fabricants font le commerce de la soie et en fixent le prix d’achat aux ateliers. On compte quelque 400 fabricants pour 30 000 ouvriers en soie.

Si l’année 1830 a été marquée par des difficultés économiques et la chute du prix de la soie, 1831 est au contraire une bonne année, et les ouvriers contestent le maintien des tarifs à un niveau trop bas. L’agitation commence en octobre 1831 et le préfet, Bouvier-Dumolart, prend des mesures de paix sociale : il organise une réunion des parties en présence entre le 21 et le 24 octobre, durant laquelle les ouvriers font une démonstration de force. Le 27 octobre, un tarif est publié pour entrer en vigueur le 1er novembre. Néanmoins, le 17 novembre, à la suite de la contestation portée par les fabricants, le ministre du commerce désavoue le préfet en considérant le tarif comme un document purement informatif. A partir des 21 et 22 novembre, une insurrection des ouvriers a lieu, qui entraîne l’évacuation de Lyon par les troupes du général Roguet. Lyon reste aux mains des insurgés, avec Bouvier-Dumolart comme principal interlocuteur officiel. Celui-ci gagne du temps pendant que Roguet concentre ses troupes et que le duc d’Orléans se dirige vers Lyon. Le début du mois de décembre est marqué par une reprise en main progressive : entrée de l’armée par Vaise le 1er, dissolution de la garde nationale le 2, arrivée du duc d’Orléans le 3, rappel du préfet à Paris le 6, Gasparin étant chargé de l’intérim (9). Un procès est diligenté contre les auteurs d’actes politiques, de meurtre et de pillage. Dépaysé à Riom, il se tient en juin 1832.

Le Gouvernement ne se contente pas de réprimer la révolte. Il prend des mesures économiques et sociales, créant un fonds d’indemnisation de 200 000 francs, qui s’ajoute à une commande royale de 600 000 francs et à la création d’une caisse de prêt pour les chefs d’atelier. En outre, le conseil de prud’hommes de Lyon est réformé, dans le sens d’une plus grande représentation des chefs d’atelier (les fabricants restant majoritaires). Enfin, les travaux de fortification de la ville sont accélérés, ce qui permet de lutter contre le chômage tout en faisant œuvre utile au maintien de l’ordre, sait-on jamais.

La ville de Lyon n’en est pas moins très agitée : le mouvement ouvrier apparaît et se structure, comme l’étude de l’Echo de la fabrique le montre (10). Des sociétés de secours mutuel se mettent en place, ainsi que des coalitions de chefs d’ateliers pour faire pression sur les prix. L’agitation n’est pas seulement économique et sociale : le développement des revendications s’accompagne de propos hostiles, alimentés par des personnalités subversives qui semblent beaucoup circuler à Lyon, ville proche de la frontière avec la Savoie et la Suisse. De « carliste », donc proche de la branche aînée des Bourbon, l’agitation paraît se faire peu à peu plus républicaine, voire « carlisto-républicaine », selon une trajectoire que les archives Gasparin devraient permettre d’étudier. Quoi qu’il en soit, le conflit sur les prix de façon de la soie reste latent et aboutit, en février 1834, à une grève émaillée d’incidents violents. Le 5 avril 1834, le procès des meneurs de la grève, protégé par un imposant dispositif militaire, s’ouvre au palais de justice de Lyon.

Un appel à la grève est lancé le 9 avril, suivi d’un incident à l’entrée de la rue Saint-Jean, qui met le feu aux poudres. Les incidents se propagent sur la presqu’île, à la Croix-Rousse et sur la rive gauche du Rhône. Le 10 avril, la Guillotière et la Croix-Rousse se soulèvent. Le 11, le préfet et le gouverneur militaire de Lyon, le général Aymard, reçoivent instruction de ne pas évacuer le quartier Saint-Jean tandis que des renforts arrivent par le sud, d’Avignon, Montélimar et Valence.
 

« Le sang français a coulé et nous en sommes désolés, mais le Roi et le Conseil me chargent de vous témoigner la satisfaction du gouvernement… », lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Adrien de Gasparin, 11 avril 1834 (AML, 4II/5).
« Le sang français a coulé et nous en sommes désolés, mais le Roi et le Conseil me chargent de vous témoigner la satisfaction du gouvernement… », lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Adrien de Gasparin, 11 avril 1834 (AML, 4II/5).
« Le sang français a coulé et nous en sommes désolés, mais le Roi et le Conseil me chargent de vous témoigner la satisfaction du gouvernement… », lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Adrien de Gasparin, 11 avril 1834 (AML, 4II/5).
« Le sang français a coulé et nous en sommes désolés, mais le Roi et le Conseil me chargent de vous témoigner la satisfaction du gouvernement… », lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Adrien de Gasparin, 11 avril 1834 (AML, 4II/5).

 

Dès le 12, la Guillotière, Saint-Nizier, Saint-Bonaventure et Vaise sont repris par l’armée, ce qui dégage de nouvelles voies de circulation pour les troupes. Le 13, Saint-Just est repris par les autorités. Le 14, les insurgés évacuent la Croix-Rousse.

 

Carte des combats d’avril 1834 : en bleu, les zones tenues par l’armée; en rose les zones tenues par les insurgés (AML, 2S/263)
Carte des combats d’avril 1834 : en bleu, les zones tenues par l’armée; en rose les zones tenues par les insurgés (AML, 2S/263)

 

Les chefs de l’insurrection sont incarcérés, en attendant un « procès-monstre » qui doit se tenir à Paris en 1835. Celui-ci s’ouvre en mai 1835, mais n’aboutit pas, un certain nombre d’accusés réussissant à s’évader. L’essentiel est cependant, pour le régime, d’avoir pu décapiter le mouvement Lyonnais pour une quinzaine d’années.

 

Tableau figuratif de la cour des pairs, 1835 (AML, 6FI/6498).
Tableau figuratif de la cour des pairs, 1835 (AML, 6FI/6498).

 

Quant à Gasparin, promu pair de France et commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur, il poursuit sa carrière à Paris en devenant secrétaire d’Etat.

Des archives au parcours singulier

On fera « régulariser par le conseil sans insister sur le contenu de ces papiers, en disant seulement qu’ils sont intéressants pour les archives »
(Edouard Herriot, 1914)

 

On pourrait dire qu’une des conséquences des événements d’avril 1834 n’est autre que la constitution du fonds Gasparin des AML.

 

Lettre autographe signée d’Adolphe Thiers annonçant à Gasparin sa promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur (extrait), 21 avril 1834 (AML, 4II/4)

 

Ce fonds, conservé sous la cote 4 II, est très différent des papiers Gasparin conservés aux Archives municipales d’Orange sous la cote 130 Z (11). Le fonds orangeois est constitué de papiers de famille. Son inventaire-même, d’une grande précision, permet de situer les principaux membres de cette dynastie de notables, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle. Le fonds Gasparin des AML, de son côté, est constitué essentiellement de papiers de fonction du préfet. Si l’on avait été d’une parfaite orthodoxie archivistique, ce fonds aurait dû rejoindre les Archives départementales où il aurait pu compléter la série M (12).

Cependant le parcours de ces documents ne semble pas avoir été d’une parfaite rationalité. Après le départ de Gasparin de la préfecture du Rhône, l’hypothèse la plus probable est qu’il a emporté ses papiers les plus importants avec lui à Paris, dans la perspective du procès des événements d’avril 1834. Ces papiers l’ont ensuite, selon toute probabilité, suivi partout, jusque dans sa maison de famille à Orange, où ils sont probablement restés jusqu’en 1913. Cette année-là, les héritiers de Gasparin ont vendu leur maison à la municipalité. Les meubles et la bibliothèque ont alors été vendus à un maçon, qui les a revendus à un brocanteur. En janvier 1914, Edouard Herriot est saisi par deux canaux différents de la réapparition des papiers Gasparin : d’un côté, un professeur à l’école des Beaux-Arts d’Avignon, qui prétend servir d’intermédiaire, et de l’autre un marchand de fosses septiques. L’un et l’autre signalent l’occasion qui se présente d’enrichir les archives de la ville de Lyon. Le maire saisit l’opportunité mais souhaite traiter en direct. C’est pourquoi il envoie son archiviste, Paul Rochex (13). Celui-ci objecte que normalement des papiers préfectoraux sont censés aller aux Archives départementales, mais Herriot tranche : « Mon avis est qu’avant tout il faut faire entrer ces documents. Que M. Rochex aille à Avignon négocier l’affaire. On la fera ensuite régulariser par le conseil sans insister sur le contenu de ces papiers, en disant seulement qu’ils sont intéressants pour les archives (14). » Après négociation, Rochex achète les documents pour 1000 francs.

Les archives en question ne font pas partie des plus beaux documents des AML. Il s’agit de liasses de correspondance reliées sur des onglets, selon une pratique archivistique très répandue au XIXe siècle – et encore assez tard dans le XXe siècle –. La reliure a en effet le mérite de garder les papiers dans un certain ordre et de réduire les risques de vol. L’inconvénient majeur de ce procédé est de figer, précisément, les papiers dans un ordre parfois inadéquat tout en contraignant le relieur à plier les documents hors-format.

13 registres ont été conservés, sachant qu’à l’origine les liasses de correspondance étaient plus nombreuses (plusieurs lacunes sont à noter) (15). Un registre concerne la situation administrative de la ville, Gasparin militant fortement pour la fusion de la ville de Lyon avec les communes surbaines de Vaise, La Croix-Rousse et la Guillotière. Quatre autres registres comprennent les minutes des courriers adressés au ministère de l’Intérieur. Ces registres sont connus des historiens par la difficulté de lecture des notes de la main du préfet. Ils couvrent toute la période de présence de Gasparin à Lyon, sauf le deuxième semestre 1833. Cinq registres contiennent les courriers reçus de l’administration centrale. Ces registres sont beaucoup plus faciles à lire, car les courriers ont en général été calligraphiés ou imprimés en nombre. La correspondance passive est plus complète (seul l’été 1834 fait défaut). Curiosité archivistique majeure, surtout dans une correspondance ministérielle, on trouve dans ces registres plusieurs lettres ou annotations autographes d’Adolphe Thiers. Dans ces documents, celui qui est successivement ministre de l’intérieur et du commerce s’exprime avec une très grande franchise, comme nous le verrons. A cet ensemble s’ajoutent un volume de correspondance avec les autorités locales, un volume de témoignages et rapports sur les événements d’avril 1834 et un registre concernant spécialement les relations avec le maire de Lyon, Gabriel Prunelle (16).

S’agissant d’un ensemble de correspondance, on devrait s’attendre à en trouver la contrepartie dans d’autres fonds d’archives, ce qui est vrai, mais uniquement en partie. En effet, Gabriel Prunelle n’a pas laissé d’archives en tant que maire de Lyon, en tout cas, même si de nombreux éléments peuvent être retrouvés dans la série I (police) des AML (17). Au niveau central, sans être totalement dénuée de pertinence, la sous-série F7 (police) des Archives nationales est peu abondante sur cette période, et le classement – pour autant qu’il existe – répartit les courriers en fonction des services centraux, et non géographiquement (18). Il y aurait lieu d’explorer les archives du service historique de la Défense, dont plusieurs cotes sont consacrées aux événements (19).

 

L’apport des archives Gasparin à l’histoire

« Suivant moi il n’y a gouvernement que quand il y a accord, partage de responsabilité, entre le préfet qui exécute et le ministre qui ordonne, et cela n’est possible que lorsque l’un et l’autre peuvent correspondre immédiatement. »
(Adolphe Thiers, 1833)

 

Le fonds Gasparin a été utilisé très tôt à des fins politiques. Ainsi, l’Histoire des insurrections de Lyon de Jean-Baptiste Monfalcon a fait l’objet d’échanges avec le préfet du Rhône (20). Au XXe siècle, les historiens de la période l’ont connu et exploité dans leurs travaux. Maurice Moissonnier et Fernand Rude y font allusion voire le citent explicitement. Néanmoins le fonds Gasparin peut encore offrir beaucoup de matière aux chercheurs.

Chronique de la situation politique et sociale à Lyon au début des années 1830, le fonds accumule les renseignements précis. Naturellement, le regard n’est objectif qu’en apparence. En pratique, le préfet voit à travers la lorgnette d’un libéral de la Monarchie de Juillet. (21)

 

Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : le quartier Saint-Georges et la Croix-Rousse (AML, 4II/1)
Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : le quartier Saint-Georges et la Croix-Rousse (AML, 4II/1)

 

Certains documents se révèlent d’intéressantes synthèses, comme ce rapport détaillé sur la situation de Lyon en 1833, qui détaille assez bien l’évolution des quartiers (22).

Le préfet expose dans ce même rapport une curieuse théorie concernant l’alimentation carnée des ouvriers lyonnais, signe d’une trop grande aisance matérielle.

 

Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : l’alimentation des ouvriers lyonnais (AML, 4II/1).
Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : l’alimentation des ouvriers lyonnais (AML, 4II/1).
Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : l’alimentation des ouvriers lyonnais (AML, 4II/1).
Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : l’alimentation des ouvriers lyonnais (AML, 4II/1).

 

Beaucoup de statistiques sont fournies à l’administration centrale, conformément à l’esprit du temps, quitte, parfois, à produire des ratios qui nous semblent un peu étranges. Ainsi le préfet met en rapport le salaire versé aux commissaires de police et la population ouvrière des communes. Il en conclut que la commissaire de la commune de la Croix-Rousse n’est pas assez rémunéré.

 

Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : la rémunération des commissaires de police de l’agglomération lyonnaise (AML, 4II/1).
Extrait du rapport du 27 novembre 1833 : la rémunération des commissaires de police de l’agglomération lyonnaise (AML, 4II/1).

 

Le préfet traque les complots, parfois réels et quelquefois imaginaires : recherche des auteurs d’une médaille à l’effigie de « Henri V », surveillance des Polonais réfugiés en France, vigilance quant aux retombées de l’affaire de la duchesse de Berry, rumeurs autour du pseudo-Louis XVII (23), surveillance des sociétés secrètes, que sont les Carbonari, les Prolétaires, les Indépendants, les Ferrandiniers, les ex-volontaires du Rhône, la société polonaise des Blancs et Noirs, les Verts de gris, les Saint-Simoniens, la Propagation de la foi… la liste est longue.
Le préfet s’intéresse de près au conseil de prud’hommes, enjeu de pouvoir important au sein de la fabrique. Les questions religieuses sont évaluées à l’aune des questions politiques, et avec d’autant plus de distance que le préfet est protestant : les curés de Chaponost et de Brindas sont suspects et donc surveillés, de même que les initiatives de Pauline Jaricot, la messe de minuit est interdite à Noël en 1831… Le préfet se méfie de la droite et de la gauche, parlant de collusion entre milieux légitimistes et républicains.

 

Dépêche du ministère de l’Intérieur concernant le Rosaire vivant, « confrérie entièrement religieuse en apparence », 23 novembre 1833 (AML, 4II/9)
Dépêche du ministère de l’Intérieur concernant le Rosaire vivant, « confrérie entièrement religieuse en apparence », 23 novembre 1833 (AML, 4II/9)

 

Reflet d’une intense activité de surveillance, le fonds est riche en informations biographiques, sur les personnes surveillées principalement.

 

Un cas digne d’un roman d’Alexandre Dumas : le préfet reçoit deux courriers au sujet d’Anselme Petetin. D’un côté, une lettre officielle l’autorisant à délivrer un passeport au requérant, et de l’autre une lettre cachetée autographe du ministre demandant l’arrestation immédiate du même personnage, 2 mai 1834 (AML, 4II/4).
Un cas digne d’un roman d’Alexandre Dumas : le préfet reçoit deux courriers au sujet d’Anselme Petetin. D’un côté, une lettre officielle l’autorisant à délivrer un passeport au requérant, et de l’autre une lettre cachetée autographe du ministre demandant
Un cas digne d’un roman d’Alexandre Dumas : le préfet reçoit deux courriers au sujet d’Anselme Petetin. D’un côté, une lettre officielle l’autorisant à délivrer un passeport au requérant, et de l’autre une lettre cachetée autographe du ministre demandant l’arrestation immédiate du même personnage, 2 mai 1834 (AML, 4II/4).
Un cas digne d’un roman d’Alexandre Dumas : le préfet reçoit deux courriers au sujet d’Anselme Petetin. D’un côté, une lettre officielle l’autorisant à délivrer un passeport au requérant, et de l’autre une lettre cachetée autographe du ministre demandant

 

Les archives Gasparin reflètent des archives le plus souvent disparues ou dispersées, comme celles des sociétés secrètes objet de la méfiance de la police, puisque des documents saisis, ou leur copie, sont annexés à certains rapports. Ainsi, on trouve dans le fonds un règlement de la société philanthropique des ouvriers tailleurs de Lyon (décembre 1833).

La pratique administrative est également très bien documentée, le préfet correspondant avec de très nombreux interlocuteurs. On apprend ainsi que les relations avec Prunelle, maire de Lyon, sont chroniquement tendues, les sujets de contentieux ne manquant pas. Le principal sujet de discorde est la police, dont l’organisation ne satisfait pas le préfet. En effet, le commissaire central de Lyon, Prat, est hiérarchiquement sous l’autorité du maire. Or le préfet a recours très fréquemment à ses services, ce qui conduit le maire à l’accuser d’ingérence. Les relations avec le procureur général et le gouverneur militaire sont en revanche nettement meilleures.

Le fonds Gasparin témoigne du quotidien de l’activité du préfet en matière de police. Il contient ainsi de nombreux comptes d’emploi des fonds secrets utilisés pour la haute police.

 

Dépenses du commissaire central de police en août 1832 (AML, 4II/4).
Dépenses du commissaire central de police en août 1832 (AML, 4II/4).

 

Il donne quelques aperçus sur la gestion un peu complexe du personnel policier, surtout celui qui échappe à l’autorité des commissaires, certains personnages tentant de se faire passer pour des agents secrets. Le plus souvent, cette catégorie de personnel est mentionnée sans être nommée, mais quelquefois un nom filtre, comme celui de Mathurin Nédier, chargé de surveiller les légitimistes.

 

Copie d’une lettre du préfet de police de Paris transmise par le ministre de l’Intérieur concernant un certain Lussan, 14 avril 1832 (4II/2)
Copie d’une lettre du préfet de police de Paris transmise par le ministre de l’Intérieur concernant un certain Lussan, 14 avril 1832 (4II/2)

 

Le fonds met en évidence le caractère éminemment stratégique du lien avec l’administration des postes et télégraphes, à une époque ou ce dernier est encore fondé sur le réseau optique fondé par Chappe. En effet les communications de Paris avec le sud-est de la France, voire l’Italie, passent par Lyon.

Enfin, et ce point n’est pas le moins important, le fonds Gasparin documente admirablement les relations du préfet avec les ministres successifs et l’entourage royal. Si les relations avec Casimir Périer ont été très bonnes en raison d’une convergence de vues évidente, il n’en fut pas de même avec le comte de Montalivet, qui lui succéda d’avril à octobre 1832. Ce dernier semble avoir vu en Gasparin une cassandre dont les avertissements étaient peu fondés.

 

Lettre « amicale » de Joseph-Paulin Madier de Montjau, conseiller à la Cour de cassation, à Gasparin, 21 mai 1832 (AML, 4II/2).
Lettre « amicale » de Joseph-Paulin Madier de Montjau, conseiller à la Cour de cassation, à Gasparin, 21 mai 1832 (AML, 4II/2).

 

L’arrivée d’Adolphe Thiers retourne la situation en faveur du préfet, les deux hommes semblant partager une vraie complicité intellectuelle. Ainsi, une extraordinaire « méditation » autographe de Thiers est conservée à la suite d’un courrier officiel, dans laquelle le ministre expose sa vision de la situation lyonnaise en octobre 1833 (24). Thiers y expose notamment que les fluctuations du marché étant inéluctables, celles des prix le sont donc également. Il faut agir dans le cadre légal et interdire les associations, tant chez les ouvriers que chez les fabricants (mais ces derniers, sans s’associer, auront la sagesse de trouver une harmonie entre eux). Il convient de privilégier la méthode policière et rechercher activement les infractions à la loi. Il faut avoir sous la main « quelques prisonniers bien notablement coupables » afin de les traduire en procès. Qu’un ministre expose par écrit avec autant de franchise son analyse personnelle et l’adresse à son subordonné est une marque de confiance extrême accordée à ce dernier, et Thiers ne tarit pas d’éloges sur son préfet. Néanmoins, il n’est pas impossible que ces marques répétées de confiance n’aient pas aussi pour objet d’impliquer le préfet dans la responsabilité des décisions prises. J’en veux pour preuve cette lettre du 19 avril 1834 :

« Monsieur le préfet, depuis les événemens (sic) de Lyon, je n’ai pu vous écrire un peu au long sur tout ce que vous avez fait et sur tout ce que vous avez à faire. Vous avez eu beaucoup de besogne, et moi aussi. Je me suis servi du télégraphe, et je m’en servirai souvent. Je vous invite à faire de même. Le moyen le plus prompt est le meilleur ; suivant moi il n’y a gouvernement que lorsqu’il y a accord, partage de responsabilité ((Mots soulignés par Thiers lui-même )) entre le préfet qui exécute et le ministre qui ordonne, et cela n’est possible que lorsque l’un et l’autre peuvent correspondre directement. (…) »

 

Lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Gasparin (extrait), 19 avril 1834 (AML, 4II/4)
Lettre autographe signée d’Adolphe Thiers à Gasparin (extrait), 19 avril 1834 (AML, 4II/4)

 

Le fonds Gasparin offre ainsi quelques clés pour comprendre le mécanisme de la prise de décision durant cette crise ainsi que la marge d’autonomie dont disposaient les différents acteurs de la répression. Au demeurant, les lettres et annotations autographes d’Adolphe Thiers contenues dans le fonds Gasparin mériteraient une édition.

*

Adrien de Gasparin, humaniste et philanthrope, fut un acteur majeur de la répression des canuts en 1831 et 1834. Pétri de valeurs, il n’hésita pas à se faire manipulateur lorsque les intérêts de l’Etat l’exigeaient. Homme éclairé, correspondant avec de grands esprits, fin analyste de la sociologie des quartiers, il semble pourtant avoir eu du mal à comprendre l’agitation qui traversait la ville de Lyon. Légaliste, il militarisa la répression… On pourrait multiplier les affirmations paradoxales issues d’une lecture encore trop superficielles de ces archives, alors qu’il faudrait aller beaucoup plus loin pour comprendre. Dans la lignée de l’intuition d’Edouard Herriot, qui fit acquérir ces documents, l’archiviste de la ville de Lyon ne peut que réitérer son encouragement aux historiens, afin qu’ils s’emparent de cette mine de renseignements sur quelques années particulièrement agitées du passé.

Notes

  1. Sur l’itinéraire personnel et professionnel de Gasparin, la meilleure source est le fonds 130 Z des Archives de la ville d’Orange.
  2. Sur le site Les mots de l’agronomie maintenu par l’INRAE, une page entière lui est consacrée, centrée sur les publications agronomiques d’Adrien de Gasparin
    Voir aussi Museum national d’histoire naturelle, Ms 1283, « Tableau des familles du règne végétal »
  3. Mais trop concentré sur sa démonstration, l’opuscule n’aborde pas ce genre de détail. Voir Adrien de Gasparin, Des petites propriétés considérées dans leurs rapports avec le sort des ouvriers, la prospérité de l'agriculture et la destinée des États, Paris, 1820. Consultable en ligne
  4. Voir à ce sujet la notice que lui consacre le CTHS
  5. Au sujet de la société de la morale chrétienne, voir Catherine Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie : pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Association pour l'étude de l'histoire de la sécurité sociale, 1996-1997, passim.
  6. Louis Faivre d’Arcier, « De Lyon aux prisons de France. Les origines des Sœurs de Marie-Joseph pour les prisons (1795-1852) » dans Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 98(2), 2012, p. 329-353.
  7. Voir la notice le concernant sur le site internet du Sénat, qui reprend pour l’essentiel des informations présentes dans le Dictionnaire des parlementaires français de Robert et Cougny (1889-1891) 
  8. http://www.senat.fr/pair-de-france/gasparin_adrien_etienne_pierrepf0579.html
  9. On trouvera sur le site des AML une série d’affiches datant d’octobre à décembre 1831, qui permettent de suivre d’assez près la communication des autorités pendant la crise. Par ailleurs le fonds Gasparin contient une facture d’imprimeur avec la liste de toutes les affiches réalisées, sous la cote 4II/8
  10. Ludovic Frobert [dir.], L’Écho de la fabrique. Naissance de la presse ouvrière à Lyon, Lyon, ENS Éditions, 2010, 366 p. Voir l’édition en ligne du corpus.
  11. Merci à Gérard Bruyère, secrétaire de la société d’histoire de Lyon, qui a bien voulu me communiquer la copie intégrale de l’inventaire de ce fonds qu’il avait réalisée.
  12. Et spécialement les sous-séries 1 M et 4 M, qui sont relativement pauvres – et pour cause ! – sur les événements de 1831 à 1834, si l’on se fie au répertoire des sous-séries 1 M à 4 M : ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DU RHÔNE, SÉRIE M Administration générale et économie (1800-1940) Sous-séries 1 M à 4 M Répertoire numérique établi par Georges CUER, Marc du POUGET, Philippe PAILLARD et publié sous la direction de Philippe ROSSET, conservateur général, directeur des Archives départementales du Rhône, Lyon, 1995
  13. Paul Rochex (1863-1916) fut avocat puis secrétaire d'Antoine Gailleton de 1887 à 1895 avant de devenir archiviste de la ville de Lyon.
  14. AML/1W/76
  15. Instrument de recherche détaillé
  16. Voir à son sujet la notice et les sources disponibles aux AML
  17. Inventaire consultable
  18. Voir le plan méthodique thématique de la série
  19. Principales cotes repérées : GR E5 146 Évènements politiques, Paris, Lyon, Saint-Étienne, Lunéville, etc. 1831-1842 ; E5 177-178 Évènements de Lyon et de Grenoble (2 volumes de correspondance). 1831-1832.
  20. AML, 4II/8, lettre de Jean-Baptiste Monfalcon à Adrien de Gasparin, 16 mai 1834.
  21. En lisant la correspondance de Gasparin, on pense beaucoup à l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, 1969
  22. AML, 4II/1
  23. Qu’on se rassure, rien de sensationnel n’est à trouver sur ce point dans le fonds Gasparin
  24. A ce sujet, voir Maurice Moissonnier, « Adolphe Thiers et le préfet Gasparin à l’école des canuts », dans Cahiers du Rhône 89, n° 8, 1991, p. 61-89