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Morts pour la France, morts pour la ville

Dessin de guignol en poilu

Après le temps de l’armistice en novembre 1918, qui célèbre la victoire des Alliés et la paix retrouvée, les années 1920 sont marquées par la nécessité de rendre hommage aux morts de la Grande Guerre. De nombreux projets de monuments aux morts et de plaques commémoratives prennent forme dans les communes françaises, avec le soutien de l’Etat, des élus locaux et des populations. La Ville de Lyon ne fait pas exception et commence par panser ses propres plaies : comment rendre hommage aux employés municipaux disparus pendant le conflit ?


Graver dans le marbre

Dès le 20 novembre 1918, l’association professionnelle des fonctionnaires municipaux propose « à M. le Maire l’établissement de tablettes de marbre où seraient gravés les noms des employés de l’administration de Lyon, morts au champs d’honneur, et qui seraient placées à l’hôtel de ville de Lyon pour conserver à jamais le souvenir de leurs camarades tombés en héros, nobles victimes du devoir ». L’association s’inspire du projet similaire mené par la Ville de Rennes et relaté dans le Nouvelliste de Bretagne et de Normandie du 10 novembre 1918. Le 30 novembre, Edouard Herriot approuve « sa réalisation [qui] me paraît tout à fait désirable » et sollicite l’architecte de la Ville pour établir un devis.

Dans une note de la mairie du 13 décembre 1918, on discute de la pertinence d’inscrire les noms par service, par date du décès ou dans l’ordre alphabétique : « l’ordre alphabétique semble cependant préférable, d’abord parce qu’il ne nécessiterait pas l’inscription de la date de décès, d’où économie notable, et aussi parce qu’il faciliterait la recherche des noms par les personnes désireuses de consulter les tablettes à cet effet. L’inscription du grade à l’armée ne paraît pas indispensable. Puisqu’il s’agit d’honorer la mémoire d’employés municipaux, il semble préférable de se borner à faire suivre le nom de la qualité de l’employé dans l’administration municipale ». Suivent 5 noms à titre d’exemple, dont le premier est « FAVRE (Adolphe), Chef de bureau ».

La note se termine par des considérations moins pratiques : « Plus tard, dans quelques années, alors que le personnel de la Ville se sera presque entièrement renouvelé, les nouveaux, les jeunes, n’auront aucune peine à retrouver ceux qui les auront précédé dans leur service. Ils pourront donc parler d’eux avec plus d’intimité et ce sera encore la meilleure manière d’honorer leur mémoire ».

L’architecte propose un premier devis le 2 juin 1919 pour « 2 plaques en marbre de Comblanchien poli de 2,00 x 1,60 » pour un coût estimé de 800 F. Pourtant, malgré la rapidité de la décision et des discussions, la mise en œuvre n’interviendra qu’en 1921-1922. Plusieurs facteurs d’explication peuvent être avancés : les difficultés à établir une liste complète des employés concernésles nécessités de la reconstruction, ou encore la coordination par l’Etat de la réalisation des plaques commémoratives et des monuments aux morts liés au conflit.

Il s’avère rapidement que le 1er devis est très loin du compte, notamment du fait du nombre de noms à graver. La délibération du conseil municipal en date du 11 avril 1921 acte la réalisation des 2 tablettes de marbre et leur emplacement dans la salle des pas perdus de l’hôtel de ville. Elle est complétée par celle du 17 octobre 1921 qui augmente le budget jusqu’à 12 000 F. Le 17 septembre 1921, le syndicat des travailleurs et employés municipaux décide « d’affecter à cette œuvre du souvenir une somme de 500 F, que nous tenons à disposition de l’administration ». Un décret du président de la République Alexandre Millerand, en date du 10 février 1922, acte qu’ « il sera pourvu au paiement de la dépense » en 2 temps.

La réalisation, la pose et la gravure sont confiées à « Guinet, directeur de la société des marbres, pierres, granits » située 23 quai des Brotteaux. La soumission du 28 octobre 1921, qui détaille sa proposition, est acceptée par la Ville le 13 novembre 1921. 

L’inauguration a lieu le 5 mars 1922 à 10 h, en présence des veuves et familles des employés dont les adresses ont pu être retrouvées, mais aussi de nombreuses autorités civiles et militaires. Parmi les personnes n’ayant pu y assister figure Victor Grignard, directeur de l’Ecole de chimie de Lyon : le prix Nobel de chimie en 1912 était probablement invité pour rendre hommage à son collègue Louis Brillat, chimiste principal au laboratoire municipal. Ce dernier fait en effet partie des 153 noms inscrits sur les 2 plaques de marbre, dont la liste a demandé bien des efforts.


Une liste, mais quelle liste ?

Le nombre exact d’employés municipaux mobilisés pendant le conflit n’est pas connu : les dossiers font en effet état de listes partielles par service à un instant donné, ce qui ne permet pas d’établir de statistiques globales. Ce dont on est sûr en revanche, c’est que la vie de ces services est durablement affectée par ces nombreux départs, à presque tous les niveaux de la hiérarchie. Cela n’empêche pas la Ville de Lyon de s’organiser pour venir en aide à la population lyonnaise, notamment auprès des familles des employés mobilisés.

C’est dans ce contexte que sont établies les premières listes. La délibération du conseil municipal du 26 octobre 1914 établit en effet que « les veuves des employés et ouvriers municipaux tués à l’ennemi ou ayant succombé des suites de leurs blessures, recevront ou continueront de recevoir le salaire de leur mari, jusqu’au jour où il aura été statué sur leur situation. (…) Le bénéfice (…) sera étendu au paiement, aux parents ou aux femmes des intéressés, des pensions et secours alloués aux retraités de la Ville mobilisés ». A la suite d’une note de service du 27 mai 1915, les différents services de la Ville sont donc invités à transmettre la liste des employés tués ou disparus, avec le montant de leur traitement.

En parallèle, la mention « Mort pour la France » est instituée par la loi du 2 juillet 1915, modifiée par la loi du 22 février 1922. Elle récompense le sacrifice des combattants morts au champ d'honneur ou décédés des suites de la guerre. La victime peut dès lors bénéficier d’une sépulture individuelle et perpétuelle dans un cimetière militaire aux frais de l'État, la veuve obtenir une pension et les enfants être déclarés pupilles de la Nation.
 

Les services sont donc de nouveau sollicités pour établir la liste des employés concernés. Une liste manuscrite, établie vers 1918, regroupe tout d’abord 106 noms d’« employés municipaux tués et disparus à la guerre étant mobilisés ». Classée par service et par année de décès, elle permet d’établir des statistiques partielles :

La voirie municipale et la voirie vicinale totalisent à elles seules 39 noms, soit près de 35% du total : on ne s’étonnera donc pas du nombre très important de cantonniers sur les plaques commémoratives. Viennent ensuite la mairie centrale avec 13 noms (12%), les cultures avec 9 noms (près de 9%), puis les sapeurs-pompiers avec 8 noms (7,5%), l’Hôtel des Invalides (6 noms), le service des inhumations et des cimetières (5 noms)…

Les années fauchent elles aussi de manière inégale : la plus meurtrière est 1915 avec 32 noms, suivie de 1918 (20 noms), 1914 (19 noms) et 1916 (16 noms).

Cette liste n’est cependant pas complète, puisqu’elle ne tient pas compte des décès liés à la guerre survenus après la démobilisation, des prisonniers de guerre dont le sort n’est pas connu, des militaires tués ou disparus dont l’identité n’a pas été établie, ou encore de ceux dont la famille n’a pas pu être contactée.

A la suite d’une note de service du 12 mars 1921, une liste alphabétique dactylographiée recense, pour le seul service de la voirie municipale, 63 noms dont 8 disparus. Elle est intégrée dans une liste manuscrite avec l’ensemble des services, qui comporte cette fois-ci 91 noms, dont 68 tués et 28 disparus. Les circonstances de la mort y sont précisées : « tué, mort suite blessures, mort à l’armée d’Orient (maladie de guerre), disparu, mort en captivité en Allemagne, mort suite gaz ». Afin de vérifier un certain nombre de cas, la mairie contacte les familles pour obtenir des copies des actes de décès ou « indiquer la mairie dans laquelle cet acte aurait été reçu ou transcrit ». La démarche n’aboutit pas toujours et on relève ainsi, au service des inhumations et cimetières, 2 noms pour lesquels « il n’a pas été possible de retrouver les domiciles des familles, afin d’obtenir communication des actes de décès, mais il est de notoriété publique que M. Burille est mort en captivité et que M. Mollard (…) a été tué à l’ennemi».

On aboutit finalement vers octobre 1921 à une liste alphabétique manuscrite de 147 noms «des employés municipaux Morts pour la France», qui mentionne la fonction de chacun, ainsi que la personne à contacter et son adresse le cas échéant. Il est probable qu’il s’agisse de la liste mentionnée par le marbrier Guinet, qui lui servira de base pour graver les noms correspondants. Au bout du compte, les 2 plaques accueillent 142 noms de tués et 5 noms de disparus.

 

Une mémoire toujours vivante

L’enquête ne s’arrête pourtant pas là, car le temps fait son œuvre et éclaire certains cas. Celui de Louis Roux, l’un des 5 disparus de la plaque commémorative, conduit à explorer d’autres sources : né le 24/11/1886 à Lyon 6e, il entre à la Ville de Lyon le 27 juin 1908 comme garde-balayeur aux abattoirs municipaux. En 1912, il rejoint la bibliothèque du Palais des Arts puis la grande bibliothèque comme distributeur, poste qu’il occupe lors de sa mobilisation. Célibataire, il sollicite le 12 décembre 1914 auprès du maire de Lyon l’autorisation de faire verser son traitement à sa belle-sœur : l’autorisation est accordée le 14 décembre.

Il sert comme soldat dans le 10e bataillon de chasseurs à pied quand on signale sa disparition « le 31 mars 1916 au nord-est du Fort de Vaux » dans la Meuse : il est « présumé prisonnier » ou « présumé tué » selon les sources. Sa mère est prévenue le 25 mai 1916 par lettre. Son acte déclaratif de décès parvient à Lyon le 27 avril 1921. Il est transcrit le 2 mai 1921 à Lyon 3e par suite d’un jugement du Tribunal civil de Lyon, avec la mention « Mort pour la France » : il est alors déclaré « décédé des suites des blessures de guerre », tandis que la base Mémoire des Hommes le déclare « tué à l’ennemi ».

Son nom figure également parmi les 6 registres des Morts pour la France qui mentionnent l’unité de rattachement, l’adresse de la famille, la date, le lieu et le sort de chacun. Il n’a en revanche pas été retrouvé dans le « répertoire des militaires morts pour la France et inhumés dans les carrés réservés ou dans des concessions de famille », ni dans les « sépultures militaires perpétuelles et gratuites de la garnison », qui listent les noms pour les cimetières de la Guillotière, la Croix-Rousse et Loyasse. On rencontre bien un Louis Roux dans la liste des corps exhumés et transférés par train dans le convoi du 12 mai 1922, mais l’adresse familiale laisse à penser qu’il s’agit d’un homonyme. Il est donc probable qu’au moment où les plaques sont gravées, le corps de Louis Roux n’a toujours pas été identifié ni rapatrié.

Mais ce n’est pas la seule inconnue dans cette liste à géométrie variable : en vérifiant les noms réellement gravés, on découvre en effet 6 nouveaux noms entre la fin de la liste des tués et les 5 disparus. Parmi eux, seuls Louis Etienne Estassy, distributeur de secours à la Ville de Lyon, et Claudius Perraud, employé à la mairie centrale, figurent à la fois dans la base Mémoire des Hommes, dans le fichier du service inhumation et cimetières et parmi les 10 600 noms de soldats lyonnais morts au champ d’honneur gravés sur le monument de l’île aux Cygnes au Parc de la Tête d’Or. Antoine Miraud, également distributeur de secours, est quant à lui déclaré comme non Mort pour la France sur la base Mémoire des Hommes, car décédé le 23 septembre 1918 à l’hôpital de Villeurbanne d’une maladie grippale sans rapport avec la guerre. Les 3 autres ne sont pas mentionnés dans ces fonds. Quoiqu’il en soit, on ignore pour l’instant à quelle date ils ont été rajoutés. Enquête à suivre, donc…


Conclusion

En pleine commémoration du centenaire de la paix, il n’est pas rare de recevoir des demandes de familles ou de généalogistes en quête d’un ancien militaire de la Grande Guerre. Il arrive même que des mentions « Mort pour la France » soient encore apposées en marge des actes de décès de militaires de 1914-1918 à la suite de nouvelles informations. L’histoire et la mémoire restent vivantes, y compris dans le marbre et la pierre des plaques commémoratives et des monuments aux morts.

 

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