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Prisonniers sur les chantiers

Dessin de guignol en poilu

A la veille de la Première Guerre mondiale, Lyon est en pleine mutation urbaine : plusieurs chantiers d’ampleur viennent d’être lancés, dont le stade de la Mouche dans le quartier de Gerland et l’hôpital de Grange-Blanche à l’est de la ville. Ils sont tous deux l’œuvre de l’architecte Tony Garnier. Un autre point commun va les réunir durant le conflit : afin de poursuivre les deux projets, la Ville recourt à une main-d’œuvre inédite, les prisonniers de guerre allemands et autrichiens.

 

Les prisonniers, ces oubliés de la Grande Guerre

Le rôle de Lyon dans l’accueil et le soin des blessés est bien connu. On se souvient moins que la ville a joué en France le rôle de centre d’échanges des prisonniers de tous les pays belligérants. La ville bénéficie en effet d’une bonne desserte ferroviaire et de sa proximité avec la Suisse, qui conduit les négociations sur le sort des prisonniers. Ce dernier est défini par les conventions de La Haye de 1899 et 1907, complétées par le traité de Berne en 1918. Les convois de prisonniers transitent donc par ce pays neutre, qui soigne également de nombreux blessés. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est quant à lui basé à Genève et joue un rôle majeur dans le suivi des prisonniers de guerre. Entre 1915 et 1919, Lyon voit passer 160 convois pour un total estimé à 90 000 prisonniers.


 

Contingent de prisonniers allemands au dépôt de Grange-Blanche Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140
Contingent de prisonniers allemands au dépôt de Grange-Blanche Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140

 

Dans un contexte diplomatique tendu et avec des moyens de transport mobilisés pour l’approvisionnement du Front, les prisonniers doivent souvent attendre longtemps avant d’être pris en charge. Tous ne connaissent pas le même sort. Certains peuvent être échangés et rapatriés dans leur pays, qu’il soit allié ou ennemi : c’est le cas des corps sanitaires (médecins, infirmiers, aumôniers, etc.), des blessés transportables, des mutilés et des militaires devenus inaptes au combat. Les prisonniers qui ont été capturés sans être blessés sont en revanche internés dans le pays ennemi, où ils sont regroupés dans des camps. Les conventions internationales imposent de les nourrir et de les loger correctement. Dans les faits, les situations sont contrastées et ont tendance à se dégrader au fur et à mesure du conflit. Elles autorisent les différents pays à les faire travailler pour remplacer la main-d’œuvre mobilisée, à l’exception de la production en lien avec le conflit. Ces prisonniers sont en général affectés aux travaux agricoles, aux usines non stratégiques ou encore à la voirie.

Lyon accueille ainsi à partir de 1915 plusieurs milliers de prisonniers allemands et autrichiens aptes au travail. Ils arrivent en gare de Perrache et sont rapidement cantonnés dans l’école de santé militaire et dans les forts du pourtour de la ville. Ils sont ensuite gérés par les autorités militaires, représentées à Lyon par le Général Meunier, gouverneur militaire de Lyon et Commandant de la 15e région militaire. Les autorités civiles sont quant à elles représentées par le préfet du Rhône et le maire de Lyon.

Dès 1915, le maire Edouard Herriot demande aux militaires d’attribuer à la Ville des contingents importants de prisonniers allemands, afin de poursuivre les chantiers engagés. Sur la base d’un rapport du 3 mai 1915, le Conseil municipal vote en séance du 10 mai 1915 l’autorisation d’employer « la main-d’œuvre allemande" pour :

  • 1/ L’exécution des travaux de terrassement des fondations et remblaiement du stade et des travaux de prolongement de l’avenue Jean Jaurès.
  • 2/ L’exécution des voies d’accès aux abords du stade.
  • 3 / L'exécution des travaux de l’hôpital de Grange-Blanche. Une convention est signée avec les autorités militaires le 19 novembre 1915 pour fixer le rôle de chacun. Elle est revue le 26 février 1918.

 

Des tranchées aux chantiers, il faut toujours creuser

Deux « dépôts » sont établis à Gerland et à Grange-Blanche. Ils accueillent les prisonniers destinés aux chantiers tout proches, mais aussi des détachements dévolus à l’agriculture, aux usines ou encore aux gares. Celui de Grange-Blanche, situé au 331 cours Gambetta, est composé de baraquements loués pour la durée de la guerre à un entrepreneur, M. Haour. En juillet 1915, Tony Garnier écrit à Edouard Herriot pour lui faire part de ses réserves quant à la qualité des finitions, qui sont reprises. Le dépôt, prévu au départ pour accueillir 250 puis 500 prisonniers, est équipé d’eau courante, de chauffage et de tout le mobilier indispensable : lits, vaisselle, vêtements, etc. Il sera progressivement amélioré et étendu pour accueillir davantage de prisonniers.

A cette époque, Grange-Blanche offre encore un paysage de maisons isolées, d’anciennes gravières et de potagers. Un incident cocasse a d’ailleurs lieu le 14 mai 1914 quand la vache d’un locataire meurt après être tombée dans un puits de sondage sur le terrain du futur hôpital.
De son côté, le quartier de Gerland comporte encore de grandes zones non bâties. Les prisonniers sont installés près des abattoirs de la Mouche et du marché aux bestiaux (halle Tony Garnier). Ironiquement, ils s’installent sur les terrains où s’est tenue en 1914 l’Exposition internationale, avec son fameux pavillon allemand…

Les contacts avec la population, dont on craint les réactions hostiles, restent donc limités. Ils existent pourtant et les archives témoignent de Lyonnais qui se plaignent de l’attitude irrespectueuse des prisonniers allemands. Une veuve de guerre écrit le 6 octobre 1915 au maire de Lyon : « un groupe de prisonniers boches travaillaient au déchargement d’un wagon de sacs de chaux ou ciment. Passant à un moment, je me suis vue dévisager insolemment par eux et un entre autres s’est permis de me rire à la figure ».

La prise en compte très scrupuleuse de ce genre de réactions par Edouard Herriot s’inscrit dans un suivi global très attentif de ces prisonniers. Constamment surveillés par des militaires armés dirigés par un officier français, ils sont encadrés sur les chantiers par des conducteurs de travaux qui les emploient d’abord à creuser pour établir les fondations : d’une tranchée à l’autre en quelque sorte… Les fondations et le sous-sol de l’hôpital sont construits selon une technique de construction très courante à Lyon : on utilise le mâchefer, un béton particulier constitué de scories provenant de l’industrie, qui est coulé entre des planches de 85 cm de haut appelées banches. Fixées par des clefs, ces banches laissent dans la maçonnerie des trous caractéristiques. 

 

Le creusement de l’ancienne gravière par les prisonniers allemands sur le chantier de l’hôpital de Grange-Blanche Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140
Le creusement de l’ancienne gravière par les prisonniers allemands sur le chantier de l’hôpital de Grange-Blanche Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140
La construction en mâchefer des fondations de l’hôpital de Grange-Blanche par les prisonniers allemands, reconnaissables à leur coiffe et leur blouse Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140
La construction en mâchefer des fondations de l’hôpital de Grange-Blanche par les prisonniers allemands, reconnaissables à leur coiffe et leur blouse Extrait d’un album composé de 45 tirages papier - 959WP/140

 Ces prisonniers sont rémunérés pour le travail effectué : ils perçoivent 0,35 centimes par jour, dont 0,15 centimes de redevances à l’Etat et 0,20 centimes de poche qui leur reviennent réellement. Des primes de 0,20 centimes sont également prévues pour encourager le rendement. C’est nettement moins que ce que prescrit le ministère de la Guerre, et encore moins que le salaire d’un ouvrier en bâtiment payé 0,60 centimes de l’heure, soit 5,40 francs pour une journée de 9H. Cette main-d’œuvre est donc particulièrement avantageuse pour la Ville de Lyon : M. Lagrion, le régisseur comptable des deux chantiers, le souligne à plusieurs reprises au maire de Lyon et à son secrétaire général, Joseph Serlin. 

Le crédit de 300 000 francs voté en mai 1915 est d’abord utilisé pour installer les prisonniers de guerre dans leurs dépôts. La Ville passe également des contrats de fournitures pour les repas des prisonniers et de leurs gardes, ce qui représente une source de revenus intéressante pour les bouchers, boulangers et maraîchers retenus. L’ordinaire est composé de café-chicorée le matin, puis le midi et le soir de soupe aux légumes, viande, pommes de terre, légumes secs et pain. Les conditions de vie des prisonniers sont contrôlées par M. Lagrion. Dans un rapport du 17 janvier 1916, le régisseur constate que malgré quelques plaintes isolées, l’adjudant allemand qui représente les prisonniers déclare « que la nourriture était bonne, suffisante et ne motivait aucune réclamation en général ». Il rappelle à un conducteur de travaux accusé de brutalités qu’ « il devait apporter, dans ses relations avec tous, une parfaite correction, empreinte d’une ténacité énergique tout en étant bienveillante ».

L’inspection menée en juin 1918 par le CICR confirme la bonne tenue de ces dépôts et la satisfaction des prisonniers. A cette même date, le camp de Grange-Blanche compte 2 460 prisonniers, dont 120 sur le chantier et les autres affectés à d’autres tâches ; celui du stade de la mouche compte 73 prisonniers détachés du premier. A Grange-Blanche, le docteur Guillemin liste nombre d’équipements qui sortent du strict nécessaire : « une baraque de récréation, un piano. (…) Bibliothèque avec 3 200 livres. (…) Services protestant et catholiques réguliers ». Les prisonniers reçoivent de nombreux colis, lettres et argent de leur famille. Au stade, le médecin note que « la santé est excellente, les hommes travaillent en plein air, ils sont très robustes et en excellente condition ». Ils sont également mieux rémunérés : « 40 centimes par jour, plus les primes. (…) Les hommes sont très appréciés comme travailleurs ».

Avec le temps, la Ville obtient de moins en moins de prisonniers pour ses chantiers, et ce malgré le regroupement de centaines d’hommes non utilisés au dépôt de Romans-sur-Isère. La situation se tend d’année en année avec les autorités militaires. Des 500 prisonniers affectés au départ à Grange-Blanche en 1915, il en reste moins de 80 en août 1917, dont 16 à Grange-Blanche et 29 au stade de la Mouche. Le départ des prisonniers les mieux formés et les pénuries de matériaux ralentissent également les chantiers.

L’armistice ne met pas fin à l’emploi de ces prisonniers, main-d’œuvre captive et avantageuse qui pallie le manque de bras à l’issue de la guerre. En 1919 cependant, certains prisonniers ne comprennent plus de ne pas pouvoir rentrer chez eux et plusieurs d’entre eux s’évadent. Le dépôt de Grange-Blanche est enfin dissout en mars 1920.

 

Entre travail et patrie, une situation ambivalente

La gestion civile et militaire des prisonniers de guerre ne va pas sans tensions. Les correspondances témoignent de leur méfiance réciproque, de mises au point régulières sur le partage des moyens et d’exigences contradictoires quant à l’affectation des prisonniers. Dans une note du 27 mars 1916 au maire de Lyon, rédigée à la suite d’une altercation, le Lieutenant Général Barthélémy, commandant régional des dépôts de prisonniers de guerre, invite « les agents de la ville à montrer un peu plus de liant et de réserve dans leurs relations avec nos gradés ».

Le statut des prisonniers reflète lui aussi cette ambiguïté : bien qu’ils soient des militaires, ils portent une blouse sur leur uniforme qui les fait ressembler à des civils. Des relations de confiance se créent peu à peu avec les officiers français qui dirigent les dépôts avec humanité, dans le respect des conventions internationales. Aucune résistance au travail n’est mentionnée dans les comptes rendus de M. Lagrion. Ils se fondent peu à peu dans le décor tout en continuant à susciter la méfiance, voire le ressentiment des populations. Le retour des prisonniers français en gare des Brotteaux, solennel et festif jusqu’en 1917, continue de contraster avec le transfert discret des prisonniers ennemis qui ont le droit d’être rapatriés.

Malgré un encadrement strict, les prisonniers affectés à la voirie ou à la livraison du bois et du charbon en centre-ville se font forcément remarquer. Le sentiment patriotique des Lyonnais s’en émeut et s’inquiète de savoir si les prisonniers français sont aussi bien traités dans les camps ennemis. Dans une note du 17 avril 1918 destinée à la presse, Edouard Herriot est obligé de se justifier : « les promenades [des prisonniers allemands] ont été récemment ordonnées par le ministre de la Guerre en vertu d’accords internationaux (…). La ration de pain allouée aux Allemands de Grange-Blanche est de 300 grammes et non de 600 ».

Dans la mémoire de la Grande Guerre, ces prisonniers sont longtemps restés mal vus. On les soupçonne de n’avoir pas tout fait pour s’évader et rejoindre les combats. L’inspection du CICR en juin 1918 nous apprend que les tentatives d’évasion sont punies de 30 jours dans les locaux d’arrêts. Ces tentatives semblent rares avant l’armistice, car il est préférable de travailler pour l’ennemi que de se faire massacrer dans les tranchées.

Enfin, les prisonniers de guerre partagent le sort de main-d’œuvre longtemps oubliée avec les populations issues des colonies. De nombreux hommes sont en effet recrutés pendant le conflit, pour l’essentiel en Afrique du Nord, afin de travailler dans les usines de Lyon, Feyzin ou encore Vénissieux. En avril 1916, le maire de Lyon tente de pallier les réaffectations des prisonniers de guerre par des ouvriers kabyles, mais le ministère de la Guerre préfère les affecter aux usines de guerre ou aux travaux agricoles.

Les travaux récents des historiens sur ces populations longtemps négligées sont donc les bienvenus : ils réhabilitent des prisonniers de guerre qu’on a longtemps considérés comme de mauvais patriotes au regard des soldats tombés au Front. Leur étude met en relief les difficultés à appliquer le droit international dans un contexte de guerre totale. A Lyon, elle démontre une volonté farouche de la municipalité de poursuivre ses grands travaux urbains dans un contexte d’économie de guerre. Qui pense aujourd’hui au travail des prisonniers de guerre quand il va se faire soigner à l’hôpital de Grange-Blanche, devenu hôpital Edouard-Herriot ? Qui imagine que des soldats allemands captifs ont participé aux fondations du stade de Gerland quand il assiste à un match ? 


 Sources aux Archives de Lyon

  • Délibération du conseil municipal du 10/05/1915 (1217WP/176) : autorisation et moyens.
  • Prisonniers de guerre, équipement et rémunérations : registres (1918-1919, 797WP/163/1).
  • Hôpital de Grange-Blanche, travaux de construction, emploi et alimentation de prisonniers de guerre, instances impliquant la ville, projet d'attribution du nom d’Edith Cavell : rapports, correspondance, plans, arrêtés, marchés publics, album de photographies (1914-1932, 959WP/140)
  • Plans parcellaires au 1/500 e (4S - Stade de Gerland : secteurs 391 et 407 - Grange Blanche : secteurs 270, 271, 286, 287).

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